VOLTAIRE ET LA TOLÉRANCE : CE QU’EST RÉELLEMENT LA TOLÉRANCE VOLTAIRIENNE
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Conférence inaugurale donnée par Alain Sager,
de la Société Voltaire,
au 8ème colloque de la LP60
"Tolérance et Laïcité"
le 2 décembre 2016
à Clermont de l’Oise
Alain Sager
CE QU’EST REELLEMENT LA TOLERANCE VOLTAIRIENNE
Pour fixer d’emblée les choses, disons avant tout qu’il existe un sens faible et un sens fort de la notion de « tolérance ». Le sens faible découle de l’origine du terme. Du IXe au XVe siècles, le mot tolération désigne le fait de supporter la souffrance ou la fatigue dans l’accomplissement du labeur quotidien. C’est le premier sens de « tolérance », qu’on pourrait qualifier de passif : on admet et on supporte plus ou moins ce qu’on est contraint d’accepter. On tolère ou pas les antibiotiques. On tolère ou non le bruit que font nos voisins, ou le nombre de migrants présents dans notre quartier. On parlera encore d’un « périmètre de tolérance » pour une salle de « shoot » parisienne… C’est aussi à l’origine le sens théologique du terme : l’Eglise accepte certaines thèses ou croyances, à condition qu’elles ne s’opposent pas aux dogmes fondamentaux.
Ensuite, il y a un sens fort, ou actif, de la notion de tolérance. Il consiste dans la reconnaissance de la libre expression des opinions, des convictions et des croyances, sous le régime de ce qu’on peut appeler, avec le poète latin Horace, la rerum concordia discors, l’accord discordant des choses, ou encore en bon français, l’harmonie dans les différences. La tolérance implique un système dans lequel la libre confrontation des consciences ne débouche pas sur le recours à la contrainte ou à l’usage de la violence, mais au contraire garantit la paix civile et la sécurité de chacun. La pratique de la tolérance s’applique donc à tout le monde : les individus, les groupes, tout comme la puissance publique.
C’est en ce sens qu’en 1995, l’Unesco a adopté une déclaration de principes sur la tolérance. Celle-ci est considérée comme « la clé de voûte des droits de l’homme, du pluralisme (y compris le pluralisme culturel), de la démocratie et de l’Etat de droit ». C’est encore en ce sens que, lors de l’hommage rendu un an après aux victimes des attentats de novembre 2015, le fils d’une des victimes a insisté à plusieurs reprises sur la tolérance dans son intervention publique. C’est le sens auquel moi-même je me réfère. La tolérance est un des véritables noms de ce qu’on nomme d’une formule vague et ambiguë, le « vivre-ensemble ».
Ensuite, le titre de notre colloque porte sur le rapport entre « tolérance et laïcité ». De Locke à Voltaire, que nous allons évoquer, il va de soi que la tolérance au sens fort va de pair avec une rigoureuse séparation de l’Eglise et de l’Etat. On en donnera pour preuve un texte emblématique du siècle des Lumières, à savoir l’article « Tolérance » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. On y lit qu’ « on ne réduira jamais la question [de la tolérance] à son véritable point, si l’on ne distingue d’abord l’état de l’église et le prêtre du magistrat (…) ces deux juridictions doivent toujours être séparées ; elles ne peuvent empiéter l’une sur l’autre qu’il n’en résulte des maux infinis ». On trouve ici l’esprit dominant du XVIIIe siècle en la matière : toute ingérence de la religion dans les affaires de l’Etat représente un germe fatal d’intolérance et de persécution. On trouve ici le pilier essentiel de ce que nous nommons laïcité.
Venons-en à Voltaire. La première occurrence du terme tolérance apparaît dans une lettre à Jean-Jacob Vernet, professeur d’histoire et théologien genevois, en date du 14 septembre 1733, D 653). « Mais en fait de religion, nous avons, je crois, vous et moi, de la tolérance ». Et il ajoute cette précision très importante : « je passe tout aux hommes, pourvu qu’ils ne soient pas persécuteurs ». Car le tolérant est en butte aux insinuations perverses de l’intolérance. « Celui qui passe ici pour un tolérant » remarque Voltaire, « passe bientôt pour un athée : les dévots et les esprits frivoles, les uns trompeurs, et les autres trompés, crient à l’impiété contre quiconque ose penser humainement ».
A l’origine, Voltaire emploie le terme « tolérance » sous deux aspects différents. D’abord, suivant ce que j’ai appelé le sens « faible », elle apparaît chez lui comme une forme d’indulgence à l’égard des imperfections et des travers humains. « Qu’est-ce que la tolérance ? » se demande-t-il dès le début de l’article éponyme du Dictionnaire philosophique. « C’est l’apanage de l’humanité ; nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de nature ». (OC, 36, p. 552). Sur la base de ce sens « faible », le pasteur Rabaut Saint Etienne rejette la notion de « tolérance », lors des débats de la Constituante sur la Déclaration des droits de l’homme, en août 1789. Rabaut considère que la tolérance comme « support », « pardon » ou « clémence » est « injuste », parce qu’elle « ne nous représente que comme des citoyens dignes de pitié, que comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l’éducation ont amené à penser d’une autre manière que nous ».
Mais dans un second sens, celui que j’ai appelé le sens « fort », la tolérance exprime chez Voltaire l’exigence de s’interdire toute persécution en matière religieuse et de laisser au contraire libre cours à la liberté de conscience pour chacun. « Je ne crois pas que je parvienne jamais à faire établir de mon vivant une tolérance entière en France, mais j’en aurai du moins jeté les premiers fondements », écrit-il à l’avocat londonien James Marriott le 28 mars 1766 (D 13224). Ici, la subjectivité du tolérant laisse la place à un principe objectif. Sur cette base, on peut dégager chez Voltaire trois points essentiels de sa conception de la tolérance, au sens fort.
Un point de vue universel
Premièrement, Voltaire fonde la tolérance sur l’idée d’une société universelle du genre humain. « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! », lit-on au chapitre XXIII du Traité sur la tolérance, à l’occasion de la mort de Jean Calas (« Prière à Dieu », OC, 56C, p. 252). Le modèle n’est pas chrétien, mais antique. A la fin de l’Avis public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven (OC, 61A, p. 261), Voltaire se recommande de la caritas humani generis, cet amour du genre humain que Cicéron invoque dans son De finibus bonorum et malorum, (V, 23), Des fins ultimes des biens et des maux.
Trois quarts de siècle séparent la Lettre sur la tolérance de Locke, et le Traité sur la tolérance voltairien. Mais l’optique est radicalement différente. La tolérance voltairienne revêt avant tout une dimension anthropologique, et se distingue d’un simple principe de gouvernement. Locke délimite les compétences respectives de l’Eglise et de l’Etat, et prône la nécessité de séparer clairement les deux pouvoirs. Mais il situe son propos dans un cadre exclusivement juridique et politique. Il se demande comment et à quelles conditions la puissance publique doit tolérer les opinions et les croyances.
Un siècle avant la Lettre de Locke, Henri IV en avait fourni l’illustration avec l’édit de Nantes, un remarquable exemple de tolérance à l’égard des protestants, que Louis XIV, comme on sait, s’emploiera à révoquer. Et que Louis XVI rétablira en 1787 en faveur des non-catholiques sous le label « Edit de tolérance ». Octroyée ou bannie par le pouvoir politique, la tolérance est donc sujette à variations et peut être soumise à l’arbitraire des différents régimes ou gouvernements. Sous ce motif, Mirabeau condamnera comme « tyrannique » le mot même de tolérance en août 1789, lors des débats de la Constituante sur la Déclaration des droits de l’homme, que nous avons déjà évoqués tout à l’heure. En effet, « l’autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer », lors même que pour Mirabeau une « liberté illimitée de religion » doit prévaloir.
De son côté, Voltaire pense qu’en matière de tolérance, l’Etat peut jouer un rôle d’instrument régulateur privilégié. Mais, avant même les révolutionnaires de 1789, il part des droits naturels inaliénables de l’homme en général. Il montre pourquoi, à son avis, ces droits impliquent une tolérance universelle, dont chaque individu doit être à la fois l’acteur et le bénéficiaire, quelle que soit la société particulière à laquelle il appartient. Pour Voltaire, l’existence de cette société naturelle transcende tous les clivages qui peuvent opposer les hommes dans les sociétés constituées, en suscitant l’intolérance entre eux.
C’est la leçon qu’il a retenue du De officiis (Des devoirs) de Cicéron. Il existe une communauté universelle du genre humain, fondée sur l’usage de la parole et de la raison, lesquelles établissent une société naturelle entre les hommes (Paris, trad. Charles Appuhn, Classiques Garnier, s.d., pp. 208-211).
On lit ainsi dans Le Sermon prêché à Bâle, par Josias Rossette, ministre du saint Evangile : « Vous tous qui m’écoutez, souvenez-vous que vous êtes hommes avant d’être citoyens d’une certaine ville, membres d’une certaine société, professant une certaine religion. Le temps est venu d’agrandir la sphère de nos idées et d’être citoyens du monde » (OC, 67, p. 32).
L’oubli de cette dimension universelle engendre les maux de l’intolérance et du fanatisme. Ecoutons à ce propos l’Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven : « Le genre humain est semblable à une foule de voyageurs qui se trouvent dans un vaisseau (…). Le vaisseau fait eau de tous côtés, l’orage est continuel ; misérables passagers qui serons tous engloutis ! faut-il qu’au lieu de nous porter les uns aux autres les secours nécessaires qui adouciraient le passage, nous rendions notre navigation affreuse ! ». Mais celui-ci est juif, un autre musulman ou anabaptiste. « Eh ! qu’importent leurs sectes ? Il faut qu’ils travaillent tous à calfater le vaisseau et que chacun, en assurant la vie de son voisin pour quelques moments assure la sienne » (OC, 61A, pp. 260-261).
La tolérance voltairienne repose sur les vertus d’entraide et de solidarité qui doivent guider les relations que les hommes entretiennent. Elle est à la fois une vertu individuelle et un devoir civique. En termes modernes, on parlerait de fraternité, à la fois pour désigner un sentiment personnel et le principe républicain.
Pour Voltaire, une telle vision ne peut s’imposer que si l’Eglise et l’Etat sont rigoureusement séparés. Le 19 mars 1765, il écrit à Elie Bertrand, savant naturaliste, et premier pasteur de l’église de Berne. Il parle à son correspondant d’un jugement enfin rendu en faveur de la famille Calas. « Voilà un événement », dit-il, « qui semblerait faire espérer une tolérance universelle, cependant on ne l’obtiendra pas de sitôt, les hommes ne sont pas encore assez sages ; ils ne savent pas qu’il faut séparer toute espèce de religion de toute espèce de gouvernement, que la religion ne doit pas plus être une affaire d’état que la manière de faire la cuisine » (D 12479).
Evoquant l’Antiquité, Voltaire souligne dans Le philosophe ignorant : « puisque tous les philosophes avaient des dogmes différents, il est clair que les dogmes et la vertu sont d’une nature entièrement hétérogène ». Les croyances mythologiques n’interféraient en rien dans le règlement des mÅ“urs. « C’est une chose admirable que la théogonie n’ait jamais troublé la paix des nations ».
Le probabilisme, fondement philosophique de la tolérance
Le principe philosophique sur lequel Voltaire fait reposer la tolérance, c’est le probabilisme. Il consiste à dire qu’il existe des opinions ou des propositions plus probables et plus convaincantes que d’autres, mais qu’il est impossible de les considérer comme des vérités dogmatiques. Aucune de mes convictions ou croyances ne peut prétendre reposer sur une certitude absolue. Par conséquent, aucune d’entre elles ne peut s’arroger le droit de s’imposer exclusivement au détriment des autres, et encore moins de les étouffer ou de les condamner. « Ce serait le comble de la folie, de prétendre amener tous les hommes à penser d’une manière uniforme sur la métaphysique », avance ainsi Voltaire (Traité sur la tolérance, OC, 56 C, p. 245).
Puisque toute croyance s’accompagne nécessairement d’une marge d’incertitude, la tolérance réciproque est de mise. Et l’intolérant est autant absurde que féroce, puisqu’il hisse une croyance éminemment douteuse au statut de dogme inattaquable. Au contraire, l’esprit tolérant se fonde sur la capacité d’examiner ses propres convictions avec la rigueur qu’il applique à celles des autres. Commentant pour d’Alembert son Traité sur la tolérance, Voltaire soutient qu’ « on n’obtiendra jamais des hommes qu’ils soient indulgents dans le fanatisme ». Alors « il faut leur apprendre à mépriser, à regarder même avec horreur les opinions pour lesquelles ils combattent » (D 11695, 13 février 1764). Car « l’orthodoxie n’a presque jamais été prouvée que par des bourreaux », comme Voltaire l’écrit magistralement dans un texte de 1769 (Discours de l’empereur Julien contre les chrétiens, OC, 71B).
On pourrait assimiler à la position voltairienne les quatre formes de « libération » auxquelles Confucius était parvenu : « Le Maître s’était affranchi de quatre choses : il était sans idées préconçues, sans position inflexible, sans certitude dogmatique et sans égocentrisme » (Lun Yu, « Entretiens », IX, 4, in « Philosophes confucianistes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 108). Nul doute que Voltaire, grand admirateur du sage chinois, se reconnaisse dans ces fondements essentiels de la tolérance.
Intolérance à l’égard de l’intolérable
Troisièmement, il vrai que Voltaire se montre intolérant à l’égard de la superstition, de l’intolérance et du fanatisme : « il faut donc que les hommes commencent par n’être pas fanatiques pour mériter la tolérance » (Traité sur la tolérance, chapitre XVIII, OC, 56C, p. 236). Car au sens faible comme au sens fort, la notion de tolérance implique celle de limite. La tolérance n’est-elle pas bornée par l’intolérable, quelle que soit la manière dont on le définit ? La « liberté illimitée de religion » chère à Mirabeau, ne s’arrête-t-elle pas aux frontières du fanatisme ?
On lit encore dans l’article « Autorité » des Questions sur l’Encyclopédie de Voltaire : « Misérables humains, soit en robe verte, soit en turban, soit en robe noire, ou en surplis, soit en manteau et en rabat ; ne cherchez jamais à employer l’autorité là où il ne s’agit que de raison ; ou consentez à être bafoués dans tous les siècles comme les plus impertinents de tous les hommes, et à subir la haine publique comme les plus injustes ». (OC, 39, p. 255).
Pour reprendre le titre du chapitre XVIII du Traité sur la tolérance, il est des « cas où l’intolérance est de droit humain ». La limite entre le tolérable et l’intolérable y est nettement marquée. On ne doit pas punir les erreurs des hommes, sauf lorsqu’elles sont criminelles. Elles sont criminelles lorsqu’elles troublent la société. Et elles « troublent cette société, dès qu’elles inspirent le fanatisme » (OC, 56C, p.236). Cette conception est conforme à l’esprit des Lumières, comme en témoigne l’article « Tolérance » de l’Encyclopédie mentionné plus haut, et dû à Jean-Edmé Romilly, pasteur de l’église wallonne de Londres.
« Nous prêchons la tolérance pratique, et non point la spéculative », souligne Romilly, « et l’on sent assez la différence qu’il y a entre tolérer une religion et l’approuver » (Encyclopédie, tome 16, article « Tolérance », p. 395). La tolérance pratique consiste à permettre que chacun puisse s’exprimer et croire sans être menacé ou persécuté. Mais cela ne signifie pas que toutes les opinions et croyances se valent « spéculativement ». Certaines d’entre elles recèlent un contenu intolérable et doivent être combattues comme telles. Pas de tolérance donc pour les fanatiques intolérants.
Sans aller jusqu’à cette extrémité, reconnaissons que la « liberté illimitée de religion », chère à Mirabeau, doit s’accompagner d’une liberté équivalente pour critiquer la religion. Et il s’agit là d’une différence essentielle entre Voltaire et Locke, ou entre Voltaire et Pierre Bayle, son illustre prédécesseur. Pour le défenseur de Calas et de Sirven, le christianisme est intrinsèquement et fondamentalement intolérant.
Quoi qu’il en soit, on se trouve bien éloigné de la fausse citation attribuée fréquemment à Voltaire, dont une variante lui fait prétendre : « je désapprouve ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Certainement pas ! Voltaire se garde bien de tomber dans l’absurdité et les dangers d’une tolérance illimitée.
Il annonce plutôt ce que Karl Popper appellera le paradoxe de la tolérance. L’auteur de la Société ouverte et ses ennemis indique ainsi (tome 1, Editions du Seuil, 1979, p. 222) : « si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance ». Popper conclut : « l’incitation à l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre ». La formule est voltairienne d’inspiration. Tout comme la vigoureuse remarque de John Rawls dans sa Théorie de la justice : « La justice n’exige pas que les hommes restent sans rien faire pendant que d’autres détruisent la base de leur existence » (§ 35 « La tolérance à l’égard des intolérants », trad.fr., Paris, Seuil, Points-Essais, p. 254).
« La discorde est le grand mal du genre humain », lit-on à l’article « Tolérance » du Dictionnaire philosophique de Voltaire, « et la tolérance en est le seul remède ».
Tant qu’il y aura des intolérants et des fanatiques meurtriers, la lutte contre l’ « infâme » et la tolérance voltairienne resteront indissolublement d’actualité.
Note :
– Toutes les références aux Œuvres complètes de Voltaire (OC) renvoient à l’édition en cours de la Voltaire Foundation, à Oxford (www.voltaire.ox.ac.uk).
– La lettre D précédant le numéro de la correspondance de Voltaire renvoie à l’édition de celle-ci dans la même collection.