La Charte d’Amiens consacre la libre pensée syndicale
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C’est une sorte de gageur que de vouloir présenter un travail concernant le rapport entre le syndicalisme et la laïcité, parce que la référence explicite à la laïcité apparait rarement, ou pas suffisamment selon notre attente, dans l’histoire du syndicalisme de la fin du 19 siècle jusqu’à aujourd’hui. Pour autant, la laïcité est-elle absente des statuts, des pratiques, des orientations et des combats du syndicalisme français ?
Assurément non, nous allons tenter de le montrer par des approches successives, qui, par nature, ne donneront pas entière satisfaction. Des recherches approfondies dans les comptes-rendus de congrès tant de la CGT, de la CGTU, de la CGTFO que de la FNLP et d’autres seraient, sans doute, nécessaires.
Partons de la naissance de la CGT, en septembre 1895, Ã Limoges.
Dans ses premiers statuts, à l’article 1er il est dit : « Les éléments constituant la Confédération générale du travail devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques. » Voici une première indication qui, en posant le principe de l’indépendance syndicale à l’égard de « toutes écoles politiques », entend que la CGT s’oriente par elle-même, y compris, nous le verrons plus loin, en s’affranchissant de toutes les pesanteurs cléricales. Il est utile de souligner que cette partie de l’article 1er ne figurait pas dans la première version présentée aux congressistes. Elle a été formulée et défendue, en séance, par le citoyen Majot et elle fut votée très largement. (1)
Dans l’article 2, cette première affirmation s’enrichit : « La Confédération générale du travail a exclusivement pour objet d’unir, sur le terrain économique et dans des liens d’étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale. ». Là , il s’agit d’unir des syndiqués. Or, comment des syndiqués pourraient-ils s’unir, sur « le terrain économique », s’ils ne s’émancipaient pas aussi de tous les préjugés et de tous les dogmes quelle que soit leur origine ? D’ailleurs, ce congrès se séparera aux cris de « Vive la République sociale ! Vive l’émancipation des travailleurs ! ». (2)
Dès son origine, par le contenu de ses premiers statuts, la CGT en s’inscrivant dans la voie de l’indépendance syndicale et, pour le moins implicitement, dans celle de la liberté de conscience, peut-être reconnue comme une organisation s’inscrivant dans les principes de la laïcité.
La présence au congrès de Limoges de Jean Allemane, connu entre autres, selon une biographie de Bernard Noël (3) pour être anticlérical combattant : « dans l’Eglise une hiérarchie autoritaire alliée à la bourgeoisie et une morale de résignation. », mérite d’être soulignée. Plus tard, le même Jean Allemane, en 1904, participera au Congrès de Rome de la Fédération internationale de la Libre Pensée et ensuite à celui de septembre 1905 au palais du Trocadéro.
Il est particulièrement intéressant de compléter ce lien entre la Libre Pensée et le mouvement ouvrier, en rapportant les propos de Guy Mollet, à l’époque secrétaire général du PS, lors du débat à l’Assemblée Nationale du 23 décembre 1959, sur les : « Rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés ».
En voici le contenu : « Les premières sections socialistes, dans le Pas-de-Calais (…) ne naissaient presque toutes que de sections antérieures à elles, de libre-pensée, tant dans la classe ouvrière de l’époque le combat contre l’action erronée de l’Église d’alors était assimilée au combat de classes. Vous ne pouvez pas ignorer (…) que dans les mines du Nord et du Pas-de-Calais on ne pouvait pas, il y a quelques quarante ans, être autorisé à descendre faire le bagnard au fond si l’on ne présentait pas à l’entrée son billet de confession. C’est un fait. Vous ne pouvez pas ignorer qu’alors on était condamné, sauf à ne pas obtenir d’emploi à quarante kilomètres à la ronde, à envoyer ses enfants à l’école qui vous était indiquée, l’école libre des Houillères. C’était ce qui existait, d’où un anticléricalisme qui souvent frisait l’antireligion. ». (4)
A la lecture de ces derniers éléments, l’émancipation intégrale des travailleurs revendiquée par la CGT trouve toute sa justification et montre la part qu’ont pris les libres penseurs à y contribuer. D’autres comme Ferdinand Pelloutier, syndicaliste grand artisan des Bourses du travail, a aussi grandement Å“uvré à l’émancipation des travailleurs : « Nous sommes des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans Dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est à dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même »
Revenons avant le congrès de la CGT de 1895, Que s’était-il passé, au plan politique, avant celui-ci, en ce qui concerne la laïcité ? Au début des années 1880, la politique du gouvernement du premier ministère Ferry reprend « avec énergie une politique scolaire républicaine et laïque » (5) ce qui amènera Edouard, Jean-Baptiste, Henri Morisson de La Bassetière, député de Vendée, à dire : « L’école sans Dieu sera l’école contre Dieu »( 6). En 1884, la liberté syndicale fut reconnue par la loi et le divorce devint légal au grand dam de l’Eglise catholique.
Dans le domaine syndical, l’Eglise catholique s’active pour occuper le terrain face à un mouvement ouvrier qui : « a été, dès la Première Internationale, (Association Internationale des Travailleurs de 1864 à 1876), marqué par une hostilité à la religion et surtout à l’église catholique. »(7). C’est ainsi que verra le jour, en 1891, l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII. Dans celle-ci, le Pape déclarait : « Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. ». En 2012, dans un dossier consacré au syndicalisme chrétien, l’existence de celui-ci est justifié ainsi : « A l’origine, le syndicalisme chrétien a été essentiellement un phénomène catholique visant à unir des ouvriers et employés sans les obliger à adhérer au socialisme qui, sur le continent européen, était anticlérical. » (8)
En 1906, dans une école des faubourgs d’Amiens, du 8 au 16 octobre, lors du IXe congrès confédéral de la Confédération générale du travail, se réunirent 350 délégués représentant 1 040 organisations. Ils eurent, en particulier, à réfléchir et à débattre sur les « Rapports entre les Syndicats et les Partis politiques », les discussions durèrent du 11 au 13 octobre. Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT, présenta un ordre du jour qui fut adopté par 830 voix, 8 contre et un blanc. La « Charte d’Amiens » venait d’être adoptée, elle consacrait la libre pensée syndicale, fondée, dans le cadre de la sphère privée, sur la liberté de conscience des syndiqués Å“uvrant à leur émancipation.
En effet, elle confirmait non seulement « …l’article 2, constitutif de la CGT ; La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients… » mais aussi la référence à la défense des intérêts « tant matérielles que morales » introduite dans les statuts lors du congrès de Lyon en 1901.
Nous y retrouvons l’objectif de « l’émancipation intégrale » et nous y trouvons des précisions sur les conditions d’adhésion au syndicat « …tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, ont un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat. Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. ».( 9)
Un peu moins d’un an avant l’avènement de la Charte d’Amiens, le 9 décembre 1905 fut votée la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Nous pouvons sérieusement soutenir que le contenu de la Charte d’Amiens, sur les éléments mis en exergues plus haut, est en cohésion avec celle-ci.
Pourtant, lors des débats sur les « Rapports entre les Syndicats et les Partis politiques », le mot laïcité n’est pas prononcé une seule fois et les références à la religion n’interviennent que 7 fois, dont pour la plupart dans l’intervention de Louis Niel. Seul Jean Latapie assène : « Le syndicat doit lutter contre toutes les puissances : puissance religieuse, puissance de l’Etat, puissance du militarisme, puissance de la magistrature… » (10). A-t-il fallu à la loi de 1905 le mot laïcité pour que « La République assure la liberté de conscience » ?
Pour conclure sur cette période où la Charte d’Amiens établit la feuille de route de la CGT, nous citerons Saint Exupéry pour exprimer le sens de cette Charte : « Il n’est de camarades que s’ils s’unissent dans la même cordée, vers le même sommet en quoi ils se retrouvent. ».
Depuis que la Charte d’Amiens a consacré la libre pensée syndicale, comment la CGT a-t-elle cheminé, les modifications de ses statuts (voir ci-dessous) en donnent une idée, mais rien qu’une idée, d’autres recherches mériteraient d’être entreprises.
Cheminements des statuts de la CGT après 1906
En 1923, au lendemain de la scission qui donne naissance à la CGTU, les statuts de la CGT reprennent exactement la formulation de ceux de 1906. Mais dans l’article 2, il est dit : « Elle groupe, en dehors de toute école politique, philosophique ou religieuse… ». Dorénavant « religieuse » apparait donc.
Les statuts du congrès d’Unité de 1936 synthétisent les formulations antérieures des statuts de la CGT depuis 1906. Ces statuts ont été modifiés en 1946 et 1955, ils auraient perduré jusqu’à une date qui n’a pu encore être déterminée.
Les statuts adoptés lors du congrès constitutif de la CGTFO, en 1948, indiquent en préambule : « …selon l’esprit ayant inspiré en 1906, le Congrès Confédéral d’Amiens. ». Par ailleurs, dans l’article premier il est rappelé : « … a pour but de grouper, sans distinction d’opinions politiques, philosophiques et religieuses (…) ». Ce préambule et cet article sont restés inchangés jusqu’à aujourd’hui.
Remarquons que la Charte d’Amiens est citée d’emblée, pour la première fois, dans les statuts d’une Organisation qui en est issue. Par ailleurs, le but fixé à l’Organisation est identique à celui de la CGT réunifiée de 1936.
Depuis une date qui n’a pas encore été déterminée avec exactitude, mais qui pourrait-être 1995, la CGT a introduit un préambule dans ses statuts : « Fidèle à ses origines, à la charte d’Amiens de 1906, héritière des valeurs humanistes et internationalistes qui ont présidé à sa constitution, considérant la pleine validité des principes d’indépendance, de démocratie, de respect mutuel et de cohésion contenus dans le préambule des statuts de1936 (intégré aux présents statuts) … ». Pour la première fois aussi, mais beaucoup plus tard semble-t-il, la CGT met en avant la Charte d’Amiens et l’associe au préambule du congrès d’Unité de 1936.
Plus loin il est précisé : « Par son analyse, ses propositions et son action, elle agit pour que prévalent dans la société les idéaux de liberté, d’égalité, de justice, de laïcité, de fraternité et de solidarité. Elle se bat pour que ces idéaux se traduisent dans des garanties individuelles et collectives… ».
Le préambule des statuts de la CGT n’a pas varié depuis.
Texte paru dans L’Idée Libre n°319 Décembre 2017
1) Pages 53 et 54 du CR des travaux du congrès de la CGT de 1895
2) Page 86 du CR des travaux du congrès de la CGT de 1895
3) Bernard NOËL Dictionnaire de la Commune Ed. Flammarion Coll. Champs 1978 P.28.29
4) JO p 3603 séance du 23 décembre 1959
5) Page 106 du tome IV de l’Histoire de la France contemporaine
6) Page 107 du tome IV de l’Histoire de la France contemporaine
7) Page 15 France Catholique n°3298 16 mars 2012
8) Page 12 France Catholique n°3298 16 mars 2012
9) Pages 170 et 171 du CR des travaux du congrès de la CGT de 1906
10) Page 163 du CR des travaux du congrès de la CGT de 1906