Tolérance et neutralité

vendredi 5 mai 2017
par  lpOise
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Voici le texte de la conférence donnée par Jean-François RIAUX dans le cadre du colloque des 2 et 3 décembre 2016 "Tolérance et Laïcité"à Clermont de l’Oise. Avec tous nos remerciements à l’auteur.

Tolérance et neutralité par Jean-François RIAUX

La question de la « tolérance » devint particulièrement vive au XVIIe en dépit du fameux édit de Nantes (13 avril 1598) visant à octroyer aux protestants la libre pratique de leur culte. Quel sens le mot « tolérance » reçut-il à l’âge classique ? Deux acceptions ont prévalu : celle de tolérance ecclésiastique et celle de tolérance civile. A cette dernière, les Lumières préféreront l’idée d’indifférence des religions. A l’heure présente, la tolérance pourrait se confondre avec la simple exigence de neutralité : ne semble-t-elle pas se heurter à la réalité d’un pluralisme confessionnel aux antagonismes délétères ?

La question de la tolérance est particulièrement vive au XVIIe. Après les polémiques entre Calvin et Castellion (Traité des hérétiques, De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir (Castellion, éd. La Cause 1996.), etc.), notamment en raison du sort fait à Michel Servet condamné à être brûlé vif en octobre 1553 sur l’instigation de Calvin, après les polémiques entre Juste Lipse (Politiques IV) et Coornhert, théologien humaniste catholique militant pour la liberté religieuse (notamment dans son ouvrage Synode pour la liberté de conscience de 1582 où il prône la liberté d’opinion, de la presse), la fin des guerres de religion (paix de Vervins et édit de Nantes du 13 avril 1598 promulgué par Henri IV) n’a pas mis un terme aux débats sur la liberté de pratiquer son culte et la liberté de penser, y compris dans les Provinces Unies (voir l’affaire Adriaan Koorbagh, philosophe et ami de Spinoza, emprisonné pour avoir nié l’existence du Diable).

Quel est le sens du mot à l’âge classique ?

Avant les traités en faveur de la tolérance du philosophe Bayle (1647-1706), en particulier avant son fameux commentaire portant sur ces paroles de Luc « Contrains les d’entrer », et avant les écrits de Locke (1632-1704), Essai sur la tolérance (1637) et sa Lettre sur la tolérance (1667), le verbe tolerare signifie le plus souvent « endurer, souffrir, supporter » ce qu’on ne peut éviter, sens conservé dans les expressions comme « tolérer la douleur » ou « intolérant à la frustration ».

♦ Dans quel contexte idéologique vit-on à l’âge classique ?

On est dans un temps où l’on a la certitude indiscutée de posséder une vérité absolue contenue dans la foi que l’on professe, d’où les enjeux spirituels ou sotériologiques suivants : selon que l’on est fidèle à son credo ou qu’on le trahit, on se trouve promis à une éternité heureuse ou malheureuse. Il n’est donc pas question de penser n’importe quoi en matière de vérités religieuses.

♦ Dès lors, les implications à souligner sont aisées à tirer :

-si l’on entend se montrer tolérant, c’est-à-dire apte à endurer les écarts doctrinaux de certains penseurs ou théologiens, on laisse soi-même transparaître une conviction faible, et cela se décline en tant que faute gravissime, puisqu’on laisse le penseur ou le théologien x ou y en état de non assistance à personne en danger de mort spirituelle.
– la répression de l’hérétique vise certes à empêcher qu’on l’écoute, qu’on le lise, qu’on suive son exemple, mais elle est censée servir l’intérêt de l’hérétique lui-même et laisser intact l’honneur de Dieu. Sur ce point, les réformés ne se montreront pas plus tolérants (ou endurants) que les catholiques, ainsi Calvin se montrera très intransigeant avec ceux qui s’écartent de la Réforme telle qu’il entend l’incarner.

♦Ce qui pose problème aux intransigeants catholiques ou réformés, c’est la multiplication des sectes et des interprétations théologiques, ce qui rend la poursuite pour chef d’hérésie de plus en plus mal admise par l’opinion la plus éclairée. Cette difficulté aboutit à une conception de la tolérance qui, sous la pression des élites éclairées (un Descartes, un Bayle, à leur façon, en relèvent) va se scinder en une tolérance dite ecclésiastique et une tolérance civile. En quoi consistent-elles ?

– La tolérance ecclésiastique va consister pour les églises, catholique ou réformée, à se contenter d’une mise en garde ou d’une admonestation à l’endroit de ceux qu’elles tiennent pour hérétiques. Les cas embarrassants s’exposent à une exclusion de leur communauté (cas de Spinoza) sans que cette dernière recoure au bras séculier pour imposer une punition temporelle lourde. Toutefois tout au long du siècle, ceux qui confessent publiquement leur athéisme ou se livrent à des agissements dits libertins continuent de courir les plus grands risques (cas de Vanini brûlé vif à Toulouse en février 1619) ; ceci dit, les condamnations les plus dures sont dues le plus souvent à la puissance politique elle-même, un Vanini jugé par un tribunal ecclésiastique aurait essuyé de vives critiques sans doute, mais à caractère strictement canonique.

– Quant à la tolérance civile, elle consiste à accepter sur le territoire de l’Etat l’existence de religions et donc de cultes différents pourvu qu’ils ne troublent pas l’ordre public. Son objectif est donc assez simple à préciser : préserver la paix et la concorde civile. Pour cela, il convient de dégager le pouvoir politique des injonctions de toute autorité religieuse, donc de garantir l’indépendance de l’Etat dans sa capacité à diriger une nation. Il faut cependant reconnaître que cette tolérance s’accompagne en général d’une préférence marquée pour une religion déterminée : catholicisme pour ce qui est de la France d’Henri IV, anglicanisme en Angleterre, calvinisme en Suisse ou en Hollande.

Au demeurant, indépendamment de la question de la préférence plus ou moins marquée pour telle ou telle religion, il est important de souligner qu’il ne faut pas confondre la conception de la tolérance à l’âge classique avec sa signification ultérieure à l’époque des Lumières, qui se confondra partiellement avec l’idée d’un parti pris d’indifférence au sens d’indifférenciation, d’attitude indifférenciée, en d’autres termes, pour la pensée des Lumières, aucune religion ne devrait être privilégiée.

♦autre originalité de l’âge classique : récuser la question de la tolérance dans la mesure où cette question reste infra-philosophique, le cas SPINOZA :

– 1er constat qui s’impose : bien que toute une tradition, non sans raison, ―comme on va le vérifier dans le court passage qu’on va lire― fasse de Spinoza un chantre de la tolérance au sens déjà moderne, le terme même de « tolérance » est absent de son Å“uvre sinon dans le sens aperçu plus haut, celui de supporter patiemment quelque chose qui passe pour être un dévoiement des articles de foi jusqu’au moment où les instances politico-religieuses mettent un terme à ce dévoiement, comme le suggère ce passage du chapitre XX du Traité théologico-politique : « Qu’y a-t-il de plus pernicieux que de voir des hommes tenus pour ennemis et conduits à la mort sans méfaits ni crime mais seulement parce qu’ils ont l’esprit libre ? Et que l’échafaud, terreur des méchants, devienne le plus éclatant théâtre de la constance au sein des supplices, et qu’on montre le plus grand exemple d’endurance (tolerantia) et de vertu, pour la honte de la majesté suprême [Dieu] ».

Il est clair que dans le contexte historique dont relève Spinoza, tolerantia ne signifie que la capacité, pour une institution politique ou confessionnelle, de supporter ―jusqu’à un certain point― une position contraire à ce qui est professé. A considérer toute l’œuvre de Spinoza, une question se pose : pourquoi, alors que la cause de la tolérance commence à se confondre avec celle de la liberté de conscience exigée par les frères de Witt, proches du philosophe, pourquoi, donc, Spinoza ne participe-t-il pas à ce concert ?

La réponse, habilement philosophique, est la suivante : parce que la tolérance est moins un concept qu’une notion dont on dirait désormais qu’elle n’est qu’un « marqueur » confessionnel, car elle ne concerne, dans l’esprit de l’auteur, que le champ de la religion, laquelle

1°) n’a pas pour objet la vérité ou ne présente pas de propositions issues de la raison mais une exigence de justice,

2°) ne porte de fait que sur des croyances favorables à cette même justice et par là à l’amour du prochain.

L’auteur propose le corollaire suivant : qu’il y ait relative pluralité des expériences religieuses n’est point gênant ou à bannir si elles contribuent à conforter des croyances vectrices de valeurs de justice ou de charité ; de ce fait, ne deviennent schismatiques ou hérétiques que les opinions qui suscitent la rébellion, la colère ou la haine et surtout l’exclusivisme religieux, lequel se caractérise par la détestable position suivante : « hors des murs de mon Eglise, il n’est pas de salut possible ». En bref, l’intolérance se confond avec un fanatisme sectaire aux antipodes de l’exigence de justice ou de charité que les religions du Livre affichent.
En gros, de son point de vue philosophique, Spinoza soutient que la notion de tolérance est sans objet ; en revanche dans le champ propre de la philosophie, il n’est pas question de tolérer (supporter) le faux mais toujours de démontrer (more geometrica, dit-il). En philosophie, entendue dans son esprit comme construction systématique (cf.son ouvrage fameux L’Ethique), on ne doit admettre que des vérités démontrées, toute erreur étant assimilée à une « privation » ontologique. Sans trop jouer sur les mots, on peut dire que l’exigence de construction systématique commande l’intolérance théorique, c’est-à-dire l’exclusion de tout ce pourrait relever du champ de la croyance. Ceci dit, lorsqu’il s’agit de s’accorder sur des opinions à effets pratiques (c’est-à-dire qui concernent les mÅ“urs ou un art de vivre lié aux croyances elles-mêmes), on peut donner voie à une tolérance pratique (c’est-à-dire qui concerne la façon d’agir –praxis- eu égard à ces mÅ“urs ou croyances), tolérance qui consiste à apprendre à supporter la pluralité des conduites ou croyances tant qu’elles ne troublent pas l’ordre public. Cette tolérance se développe chez les libéraux invitant les croyants :

– Ã  prendre conscience de la faiblesse de nos esprits pour atteindre la vérité (la foi ne saurait détenir une vérité à mettre sur le même plan que celle que la raison s’attache à établir) ;

– Ã  développer une mauvaise conscience face aux méfaits de la haine théologique et aux déchirements dus aux passions que nourrit le dogmatisme religieux.

La tolérance pratique (=celle qui a pour objet les pratiques religieuses) ou religieuse témoigne donc d’une impuissance spéculative (à ce propos, Kant nous apprendra que les objets de foi sortent du champ de toute expérience possible), ce qui peut s’accompagner d’une certaine tristesse. Cette tolérance touche au vécu de l’homme religieux, il convient de la perpétuer attendu qu’il n’y aura vraisemblablement jamais accord entre les hommes religieux qui ont tous des credos différents, quoi qu’il en soit des convergences morales qu’on puisse relever.

Quant à l’État, dans la mesure où il sera laïque, il n’est pas concerné par cette problématique de la tolérance, il doit cependant éviter d’encourager une intolérance pratique (= quant aux pratiques religieuses) puisqu’il fait de la liberté de penser ou de laisser s’exprimer librement les opinions, une des manifestations de sa vitalité et de sa puissance.

♦ A la fin du XVIIe siècle, et surtout après la mort de Louis XIV, il paraît de plus en plus difficile de retirer aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent, mais en outre, bon nombre de penseurs, et Spinoza le premier, soutiennent que cette liberté est sans danger et est même au plus haut point favorable à la paix et à la prospérité de l’État. La tolérance, dans sa croissance en tant que valeur sociale, par exemple au sens où Voltaire a su la promouvoir dans son Dictionnaire philosophique ou son fameux traité, s’inscrit dans un panorama philosophique où la notion de droit naturel prend éminemment place. On doit à Spinoza dans son Traité théologico-politique (et bien sûr à d’autres penseurs, comme Grotius) d’avoir su promouvoir ce droit naturel comme condition implicite de l’idée même de tolérance telle que les Lumières en feront usage. La tolérance va se décliner avec la liberté de penser tenue pour inaliénable corrélativement à l’affirmation de l’existence d’un droit naturel, droit inséparable de notre aptitude originelle à être autonome en tant qu’être raisonnable ; autrement dit, la capacité de penser par soi-même est une propriété constitutive de la nature humaine qu’on ne saurait transférer sans cesser d’être un homme ; ce que Spinoza dit clairement avant Rousseau lui-même : « Nul ne pourra jamais quelque abandon qu’il fait de sa puissance et conséquemment de son droit, cesser d’être un homme ». En résumé, personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c’est-à-dire sa faculté de raisonner librement et de juger de toutes choses : personne ne peut y être contraint. A partir de là, il est facile ―et c’est établi par ces penseurs comme, Grotius, Bayle, Spinoza dès le XVIIe, et à la charnière de ce siècle― de définir ce que peut être un Etat violent (et donc intolérant au sens où on l’entendrait maintenant). Un État est violent lorsqu’il s’en prend aux esprits : un régime politique, quel qu’il soit, opprime les sujets et usurpe leurs droits quand il veut prescrire à chacun ce qu’il doit embrasser comme vrai et rejeter comme faux et par quelles opinions l’esprit de chacun doit être mû à la dévotion envers Dieu, car tout cela ne saurait relever que du droit de chacun.

La liberté de religion est donc un droit essentiellement individuel, son caractère privé fait qu’il doit échapper à la puissance politique souveraine. La question à poser serait : comment s’actualise un tel droit dans l’intériorité de chacun ? Il faut admettre que la liberté de croire doit se confondre avec l’exercice d’une liberté authentiquement accomplie, donc qui ne consiste pas à céder à des formes diverses de superstition ou aux chimères de notre imagination, d’où l’importance d’une éducation propre à former notre esprit critique. A ce titre, un philosophe des Lumières comme Rousseau, dans La profession de foi du vicaire savoyard, dénoncera le poids des institutions sur l’homme disposé à croire (en suscitant par exemple, la crainte des enfers) et l’invitera à cultiver d’abord la sincérité et à établir personnellement le lien avec ce qu’il est en droit de poser comme plus grand que soi.

♦ Mais si une foi en Dieu ne doit se loger que dans un cÅ“ur humain mature, censé librement exprimer sa dévotion, il n’en reste pas moins que la pratique des cultes revêt souvent une dimension collective et que le pratiquant reste par là subordonné à des rites relevant d’un appareil exerçant son autorité, celle de son Eglise. Aussi jusqu’à quel point, l’État doit-il tolérer (on retrouve le sens d’endurer qui n’a pas de connotation avec l’idée de tolérance comme valeur sociale évoquée ci-dessus) ce que les institutions confessionnelles imposent à leurs fidèles ? Aussi certains théoriciens politiques, dont Spinoza fait partie, défendront la thèse d’un contrôle étatique des nominations ecclésiastiques et des rites eux-mêmes, moins pour sanctionner que pour empêcher l’administration cléricale de jouir d’un pouvoir excessif ; ce point de vue sera en quelque sorte celui du gallicanisme en France où l’Eglise catholique, refusant l’ultramontanisme, entend, sous la pression du pouvoir monarchique absolu, s’organiser de façon relativement autonome par rapport au souverain pontife lui-même. Chacun sait, par ailleurs, qu’avant la réaction thermidorienne, le régime née de la Révolution imposa aux prêtres dénommés « jureurs » de prêter serment à la République. Globalement, il s’agit d’établir l’Etat dans un rôle limitatif plutôt que prescriptif ; on trouverait un écho actuel de ce type de préoccupation dans l’aspiration à organiser un islam de France, donc soustrait à des pouvoirs cléricaux transnationaux. L’Etat, toujours selon ces mêmes théoriciens politiques, devra veiller par ailleurs à la coexistence heureuse des diverses manifestations de la foi religieuse et surtout à la liberté de penser, car il y a un bénéfice public à tirer d’une telle liberté, ce que les pouvoirs monarchiques se refuseront encore longtemps à admettre.

♦Quant aux apports plus particulièrement propres au XVIIIe, bon nombre d’intervenants en assurent la présentation, je me limiterai donc à quelques rappels majeurs, concernant le kantisme, pourvoyeur, à sa manière, de notions-clés quant à la thématique qui nous réunit.

On ne peut pas ne pas songer au fameux impératif catégorique formulé par Kant dans Les fondements de la métaphysique des mÅ“urs : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d’autrui toujours en même temps comme une fin, jamais comme un moyen. » En bref, tout homme, en tant que personne, est siège d’une valeur absolue. Tout être humain tient sa dignité inconditionnelle de son autonomie, autrement dit, du pouvoir qu’il a d’obéir à la loi que lui dicte sa nature raisonnable.

«  Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au respect envers chacun d’eux.
L’humanité elle-même est une dignité ; en effet l’homme ne peut jamais être utilisé simplement comme moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par lui-même), mais toujours en même temps comme une fin, et c’est en ceci précisément que consiste sa dignité (la personnalité), grâce à laquelle il s’élève au-dessus des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses. Tout de même qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui contredirait le devoir de l’estime de soi), de même il ne peut agir contrairement à la nécessaire estime de soi que d’autres se portent à eux-mêmes en tant qu’hommes, c’est-à-dire qu’il est obligé de reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité en tout autre homme, et par conséquent sur lui repose un devoir qui se rapporte au respect qui doit être témoigné à tout autre homme »

On retiendra que l’impératif moral, propre à un être doué d’autonomie du fait de sa nature raisonnable, se décline donc sous la forme d’un droit, chaque personne doit exiger d’être respectée par les autres et sous la forme d’un devoir, chaque personne doit respecter les autres. On accordera à Kant qu’il réassure à travers les notions de respect et de dignité les assises axiologiques d’un exercice de la tolérance, mais, en accordant à chacun le pouvoir d’obéir à ce que sa nature raisonnable peut lui dicter, il promeut une sorte de solipsisme moral ; autrement dit, chacun serait apte à distinguer le bien, en sorte que, ce n’est pas à un appareil quelconque, l’État en premier lieu, d’imposer la moindre conception du bien.

♦On appelle « exigence de neutralité » cette exigence selon laquelle l’État doit se dispenser de souscrire à une conception particulière du bien. Cette neutralité laisse le citoyen libre de déterminer le bien selon son discernement d’être raisonnable mais ― problème― chacun sait que cette détermination, dans ce qu’on nommera ″la prose du monde″, reste souvent subordonnée à des convictions diverses et variées que nourrit telle ou telle option philosophique ou spirituelle ; aussi une société demeure-t-elle neutre lorsqu’en présence de ces conceptions distinctes, voire rivales du bien, elle assure à chaque confession aussi bien qu’à ceux qui affichent un athéisme pratique ou militant, la possibilité de mener leur existence comme ils l’entendent, mais de telle sorte qu’aucun groupe ne puisse nuire à un autre ou soit favorisé par rapport à un autre. Dans cette perspective, qu’est-ce qu’une société libre ? C’est former un tout dans lequel chaque individu peut mener la vie qui lui plaît à la seule condition qu’il reconnaisse aux autres la possibilité de faire de même. On voit bien que cette conception de la tolérance entendue comme neutralité reste fortement liée à l’affirmation d’un pluralisme moral au sein de toute communauté humaine, donc à la prise en compte d’individus posés a priori comme tous différents et exigeant de pouvoir vivre leurs différences de la manière la plus libre possible, mais toujours dans le respect de l’autre.

Quelques mots concernant les problèmes liés à l’exigence de neutralité.

1°) Ce que la neutralité requiert des appareils d’État chargés de la garantir n’est pas simple à appréhender. On pourrait se contenter de soutenir que l’État doit se tenir à l’écart des individus tels qu’ils se déterminent dans leur engagement personnel au titre de leurs convictions ou de leurs croyances et donc les laisser assumer librement ce à quoi ils adhèrent. Certains groupes de pression n’hésitent pas cependant, au titre d’une conception patrimoniale du creuset culturel dont ils sont issus et qu’ils tiennent pour menacé, à solliciter un soutien de la part des pouvoirs publics ; indépendamment de toute question à connotation philosophique ou religieuse (ici, on pourrait revenir sur la gestation et l’application de la loi Debré), ce peut être le cas d’une langue minoritaire dont la persistance ou la survie suppose la reconnaissance statutaire et un soutien financier de la part des pouvoirs publics (cas du bilinguisme scolaire dans les établissements corses) ; un tel soutien est-il aisément compatible avec l’exigence de neutralité ? On peut, pour échapper à toute polémique, commodément répondre ″oui″, notamment en ajoutant qu’en soutenant une langue menacée, l’État contribue à ne pas mutiler la richesse patrimoniale attachée à la pratique d’une telle langue et donc favorise l’effacement d’un sentiment d’oppression dû à la préséance de la langue nationale. On pourrait répondre à cela qu’à s’obstiner à vouloir préserver l’épanouissement réclamé par telle ou telle collectivité territoriale, l’État menace son propre équilibre (c’était là le point de vue de l’abbé Grégoire sous la Convention).

2°) L’exigence de neutralité est donc peu claire et, dans la plupart des cas, impossible à satisfaire. En d’autres termes, l’État, en particulier pour les questions à impact confessionnel, ne peut que difficilement opérer. On pourrait faire référence aux décisions relatives à l’établissement de menus prohibant le recours à telle ou telle viande dans les cantines scolaires, à la suspension des épreuves de concours ou du baccalauréat le samedi, etc. Prenons la question de l’ouverture des commerces le dimanche. 1er cas : en cas d’interdiction d’ouverture des commerces le dimanche, les pouvoirs publics qui prennent une telle décision peuvent être accusés d’être non-neutres, puisqu’ils avantagent les chrétiens par rapport à d’autres croyants (les israélites préféreraient une fermeture généralisée le samedi, les musulmans le vendredi ; ceci dit les chrétiens sont désormais peu virulents, l’assistance à l’office dominical étant nettement moins marquée qu’autrefois). 2ème cas : si ces mêmes pouvoirs publics ne fixent aucune restriction concernant l’ouverture des commerces le dimanche, ils seront accusés de céder à la masse des non-croyants ou à ceux qui sont les thuriféraires d’un libéralisme marchand. Bilan : dans tous les cas, on peut toujours dire qu’un groupe est avantagé par rapport à un autre ; en vérité, il est difficile pour le pouvoir de s’afficher fondamentalement neutre face à des groupes dont la conception du bien, qu’elle se subordonne ou nom à une transcendance, est au bout du compte concurrente.

Il faut donc reconnaître que pluralisme et neutralité sont difficiles à concilier, tout simplement parce que les valeurs caractéristiques de la bigarrure d’une société ne sont pas seulement plurielles mais aussi antagonistes. A titre d’illustration, on pourrait évoquer, pour terminer, les débats qui, naguère, ont agité la Chambre lorsqu’il fallut statuer sur la pause hebdomadaire du jeudi, concédée, à l’origine, à l’épiscopat, afin de disposer d’un temps de catéchisme pour les jeunes chrétiens, ce qui apparut dans le camp des laïcs les plus résolus comme le vestige, au sein de la République, d’un temps pourtant aboli, celui où la laïcité de l’État était inconcevable, vestige qu’il conviendrait d’éliminer en tant qu’obstacle à la judicieuse organisation des rythmes scolaires. A l’heure actuelle commence à se poser ici et là la question de l’aménagement du temps de travail en fonction du jeûne du ramadan, autre problème non pris en compte par le code du travail, celui qui concerne l’aménagement de salles de prière dans l’enceinte de certaines entreprises, sans oublier les débats relatifs aux savoirs à transmettre à l’École, à la tenue vestimentaire à l’École, à l’Université ou ailleurs, en tant qu’elle est significative ou non d’une identité confessionnelle .

En conclusion, semble se dessiner un monde où le citoyen s’efface au profit du particulier, lequel manifeste divers modes de vie originaux souvent liés à des héritages ressentis comme autant d’ écrins de valeurs effectives, mais ces modes de vie, conditionnant des pratiques diverses, ne peuvent tous s’articuler entre eux au sein d’une même société, aussi tolérante soit-elle, aussi soucieuse de neutralité soit-elle. Au bout du compte, il faut admettre que le pluralisme n’est peut-être guère soluble dans l’eau tiède de la neutralité ; de ce point de vue, l’aspiration à vivre dans une société tolérante relèverait, en s’inspirant de Kant, moins d’un idéal constitutif que d’un idéal, au mieux, régulateur.